5

Bob Morane, Bill Ballantine et le professeur Clairembart se retrouvaient maintenant à nouveau réunis autour de la grande table de travail de l’archéologue, les documents rapportés par Bob étalés devant eux. Ils les avaient étudiés avec soin, en particulier le testament, et ils ne pouvaient douter qu’ils émanassent de Monsieur Ming. En plus de ce testament, l’enveloppe contenait une carte du Rann of Koutch et un mémoire précis sur l’itinéraire à suivre pour parvenir au refuge où l’Ombre Jaune avait, suivant les termes du testament, entreposé ses trésors scientifiques.

À l’aide de la documentation géographique fort complète de la bibliothèque du professeur Clairembart, la carte et le mémoire avaient été soigneusement contrôlés, et les données en avaient été en tous points reconnues exactes.

— Donc, avait conclu le gavant, en partant de Hyderabad, il nous faudra gagner Nagaï Parkar, au bord des marais. Une fois là, nous devrons nous diriger, à travers le Rann, dans la direction sud-ouest, sur une distance de soixante-quinze kilomètres environ, jusqu’à ce que nous atteignions un grand lac entouré de partout par la forêt tropicale. Au centre de ce lac, il y a une île, dans le sol de laquelle est creusé le refuge. Douze bornes en désignent l’emplacement, douze bornes marquées chacune d’un signe précis et qu’il faut renverser dans un ordre strict pour démasquer l’ouverture permettant de pénétrer dans le refuge lui-même. Une fois-là, si nous nous en rapportons au mémoire, nous apprendrons comment accéder au coffre dans lequel, sans doute sous forme de documents, sont enfermés les secrets de Ming…

— Ce que je me demande, fit Ballantine en hochant la tête, c’est pourquoi le mémoire ne nous indique pas de façon précise comment atteindre ce coffre… Je n’aime pas beaucoup ces cachotteries…

— Peut-être, tenta d’expliquer Morane, Ming a-t-il eu peur que les documents ne tombent, par hasard, entre des mains étrangères… Ici, à Paris, une partie du testament nous a été transmis par ce monsieur… Évariste Grosrobert… Quelqu’un d’autre nous attendra peut-être dans le repaire du Rann of Koutch, pour nous révéler la suite, et à nous seul…

Bill continuait à hocher la tête.

— Voilà bien des suppositions, commandant. De toute façon, je n’aime pas beaucoup toute cette histoire…

— Le tout n’est pas d’aimer ou non, fit Bob, mais de savoir si nous allons essayer de récupérer ces secrets scientifiques… s’ils existent…

Clairembart fit remarquer :

— Il y a quatre-vingt-dix chances sur cent pour qu’il s’agisse d’un guet-apens, et vous le savez bien, Bob…

— Et il reste dix chances pour que Ming ait été sincère, coupa Morane. Nous ne pouvons les négliger… Il ne faut pas que l’héritage scientifique de l’Ombre Jaune tombe en de mauvaises mains… Nous savons trop de quelles armes redoutables Monsieur Ming disposait, pour courir un tel risque. Admettons que ces secrets soient captés par une puissance de proie, que se passerait-il ?

Ni le savant, ni Ballantine ne trouvèrent à redire à cette remarque. Finalement, Clairembart proposa :

— De toute façon, je propose que nous ne nous lancions pas seuls dans l’aventure… Avertissons les services secrets français…

— Je ne crois pas que ce soit là la plus sage solution, fit Morane avec une moue. Les dispositions de Ming semblent formelles : moi seul pourrai recueillir son héritage…

— N’empêche que je préfère mettre le service secret au courant, insista Clairembart. Il suffirait de passer un coup de fil au colonel Jouvert…

Morane fit la grimace. Certes, il connaissait bien le colonel Jouvert, un des chefs du 2e Bureau, avec lequel il avait collaboré déjà. Pourtant, la proposition du professeur Clairembart ne lui agréait qu’à demi.

— Dans la mesure du possible, dit-il, j’aimerais ne pas mêler les services secrets à tout ceci. On ne sait jamais quels peuvent être leurs buts réels…

— Peut-être, fit Bill à son tour, mais je préférerais également mettre Jouvert dans le coup. Nous courrions moins de risques. Et puis, l’héritage de l’Ombre Jaune est un fardeau bien trop lourd pour trois frêles épaules comme les nôtres…

Aux dernières paroles de son ami, Bob ne put s’empêcher de sourire, et quiconque eût fait de même en entendant le colosse qu’était Ballantine parler de ses « frêles épaules ».

Lentement, les regards de Morane allèrent de Bill à Clairembart, puis de Clairembart à Bill.

— Si je comprends bien, fit-il, vous êtes tous deux d’avis d’appeler le colonel Jouvert…

Et comme, ni le savant ni l’Écossais ne répondaient, il haussa les épaules, tout en enchaînant :

— Je me rallierai donc à l’opinion de la majorité. Sonnons Jouvert…

Tout en parlant, Bob avait tiré un petit carnet de sa poche. Il le feuilleta et, quand il eut trouvé ce qu’il cherchait, il décrocha le téléphone et composa un numéro sur le cadran.

Le timbre d’appel du correspondant sonna une dizaine de fois, puis quelqu’un décrocha et une voix de femme demanda :

— Allô ?…

— J’aimerais parler au colonel Jouvert, dit Bob. La voix féminine, fit à l’autre bout du fil :

— Ici madame Jouvert… À qui ai-je l’honneur ?

— C’est le commandant Morane, dit Bob.

Il y eut un silence, puis :

— Je regrette beaucoup, commandant Morane, mais mon mari est absent pour le moment…

— Pouvez-vous me dire quand il rentrera ?

— Cela me serait difficile… Il est parti en mission en Asie… C’est tout ce que sais…

— En Asie ? fit Bob d’un ton rêveur. Excusez-moi de vous avoir dérangée si tard… Je rappellerai… Au revoir, madame Jouvert…

Il raccrocha en même temps que sa correspondante, puis il expliqua, à l’adresse de Bill et du professeur :

— Jouvert est en mission en Asie… Nous ne pouvons donc pas compter sur lui…

— Tant pis, fit Clairembart. Mais il y a quelqu’un d’autre, à qui nous n’avons pas songé jusqu’ici et qui, lui, pourra nous aider. Je veux parler de Sir Archibald…

Sir Archibald Baywatter était le commissioner de Scotland Yard, et il n’avait cessé de seconder Bob Morane et ses compagnons dans la lutte qui les avait opposés jusque-là à l’Ombre Jaune. Son aide serait précieuse et, de toute façon, on ne pourrait négliger ses avis.

— Vous avez raison, professeur Clairembart, dit Bob. Nous aurions dû penser plus tôt à Sir Archibald. Jusqu’ici, il nous a toujours été d’un précieux secours… Je vais demander Londres sans retard…

Mais, quand Bob eut obtenu la communication, il ne put parler qu’à la gouvernante de Sir Archibald, qui lui-même était parti quelques jours plus tôt pour l’Orient.

Quand Bob eut raccroché, il fit remarquer à ses amis :

— Décidément, tout le monde voyage ces jours-ci…

— Et en Orient ou en Asie, ce qui est la même chose, dit Bill.

— C’est une région fertile en événements ces derniers temps, fit à son tour Clairembart. Il n’est pas étonnant que les agents secrets de toutes sortes aillent périodiquement y faire un tour…

Morane demeurait songeur.

— Tout cela ne nous avance à rien, murmura-t-il. Nous allons devoir agir par nos propres moyens… Ah ! si seulement j’avais eu le loisir de cuisiner un peu cet Évariste Grosrobert, nous aurions peut-être pu en apprendre davantage… Mais comment le retrouver ?

Soudain, Bob s’interrompit, et il se frappa le front, pour s’exclamer :

— Suis-je bête !… Un notaire, cela doit avoir son nom à l’annuaire !…

Il prit, sur une étagère voisine du bureau, l’épais volume du bottin du téléphone. Pourtant, il eut beau le compulser avec soin, étudier ensuite de la même façon l’annuaire par profession, nulle part il ne trouva ce qu’il cherchait. Jamais semblait-il, le notaire Évariste Grosrobert n’avait existé.

À l’issue des recherches négatives de Bob Morane, les trois amis s’étaient regardés avec un peu d’étonnement. Cet étonnement fut d’ailleurs de fort courte durée puisque, de toute façon, après le luxe de précautions dont il s’était entouré, il était normal que le mystérieux homme de loi eût disparu sans laisser de traces.

— Il nous reste à le retrouver, ou tout au moins la maison où il m’a reçu, dit Bob. J’en ignore l’emplacement exact, mais je connais néanmoins suffisamment Paris pour pouvoir affirmer qu’elle se situe soit derrière la place Maubert, soit dans les parages de la rue Mouffetard. Avec un peu de chance, en explorant ces deux quartiers, nous aurons une possibilité de repérer l’endroit, peut-être, d’y découvrir l’un ou l’autre indice…

Après s’être armés, les trois amis s’entassèrent dans la Jaguar de Morane, et ils se dirigèrent vers le centre de la ville, pour gagner les vieux quartiers de la Rive Gauche. Afin de pouvoir plus aisément étudier les rues et ruelles par lesquelles ils passaient, Morane avait, en dépit de la fraîcheur nocturne, laissé la voiture décapotée, et il leur fallut plus d’une heure d’errance à travers ce Vieux Paris à la fois sordide et merveilleux pour trouver la rue qu’ils cherchaient. Elle était bien située dans les parages de la rue Mouffetard, et après avoir rangé la voiture au bord du trottoir, les trois amis mirent pied à terre pour inspecter les façades.

Il fallut cinq ou six nouvelles minutes de recherches pour que Morane crût reconnaître la maison où il avait rencontré Évariste Grosrobert.

— C’est bien la porte, dit-il au bout de quelques secondes d’observation. Je reconnais ses moulures de style vaguement Louis XV, et aussi la façon dont la peinture est écaillée… Bien sûr, il ne faisait pas plus clair tantôt qu’à présent mais, heureusement, je suis un peu nyctalope…

Comme il prononçait ces derniers mots, il poussa la porte, qui s’ouvrit sans résistance, en grinçant. Rapidement, Morane pressa le bouton de contact de la puissante torche électrique dont il s’était muni, et la lumière révéla un corridor délabré, aux plâtres lépreux et où s’amorçait un escalier de bois privé d’une partie de sa rampe. Émanant de tout cela, une repoussante odeur de moisissure.

— Pas d’erreur, c’est bien l’endroit, constata Bob. Une seule chose manque : l’installation électrique…

En effet, au plafond, l’ampoule nue manquait, ainsi d’ailleurs que toute trace de fils. Bob désigna l’escalier.

— Grimpons, dit-il simplement.

Ils avaient mis l’arme au poing, mais ils atteignirent le palier du premier étage sans avoir fait de mauvaise rencontre. Là également, l’ampoule manquait comme, sur la porte, la plaque de cuivre qui, tout à l’heure, portait l’indication Évariste Grosrobert Notaire. Pourtant, quatre petits trous ronds, tout frais, marquant la place des vis, indiquait que ladite plaque s’était bien trouvée là peu de temps auparavant.

— Probablement s’agissait-il d’une mise en scène, dit Clairembart. Tout a été arrangé pour votre visite, Bob. Après votre départ, tout a été enlevé afin de laisser le moins de traces possible… J’ai l’impression que nous ne trouverons rien ni personne ici…

Bob ne trouva pas à redire aux paroles du savant. Il avait d’ailleurs eu la même pensée depuis le début. Sans doute cette maison était-elle abandonnée, voire même promise à la pioche des démolisseurs, et Évariste Grosrobert n’en avait fait qu’un usage fort provisoire.

La porte fut poussée. Elle ne résista pas, et Bob retrouva la pièce nue où, un peu plus tôt dans la nuit, il avait rencontré Évariste Grosrobert. La table de bois blanc et les deux chaises cannées et bancales étaient là, mais non le notaire. On ne le découvrit pas davantage dans la chambre voisine, dont la porte était ouverte à présent, ni dans aucune autre pièce de la maison qui, toutes, se révélèrent délabrées à l’extrême.

Après cette exploration infructueuse, les trois amis se retrouvèrent au-dehors, devant la Jaguar. Ils s’y entassèrent à nouveau et, sans qu’ils échangeassent un seul mot, Morane dirigea le véhicule vers la Seine, pour se mettre à rouler lentement le long des quais, en direction de Neuilly.

Ce fut Ballantine qui, le premier, parla.

— Si vous voulez mon avis, mes amis, dit-il, nous devons laisser tomber toute cette affaire. Elle me paraît trop mystérieuse pour être honnête. Que Monsieur Ming – qu’il soit mort ou non – aille se faire pendre, et son héritage avec lui…

— Je suis de l’avis de Bill, déclara Clairembart, qui avait trouvé à caser son corps maigre entre le colossal Écossais et l’athlétique Morane. Qu’en pensez-vous, Bob ?

L’interpellé ne répondit pas tout de suite. Ses mains s’étaient un peu crispées sur le volant et il conduisait en regardant droit devant soi, comme quelqu’un qui ne veut se laisser détourner par rien de sa route. Ses mâchoires se crispèrent, et il lança d’une voix sourde, sans timbre, mais derrière laquelle perçait cependant une inébranlable volonté.

— J’en pense ce que j’ai dit tout à l’heure. L’enjeu est trop gros, et cela vaut de courir un risque… Je tenterai d’atteindre seul le refuge du Rann of Koutch…

Bill Ballantine et le professeur Clairembart échangèrent un long regard, dans lequel il y avait de la résignation. Ils connaissaient assez leur compagnon pour savoir, rien qu’à la façon dont il avait prononcé ses dernières paroles, qu’il serait impossible désormais de le faire revenir sur sa décision. Ils savaient également qu’ils ne le laisseraient pas partir seul, que leur amitié était cimentée de périls partagés, de dangers surmontés. Bill se mit à rire, d’une façon un peu contrainte.

— Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, nous partirons tous pour l’Inde ! Si vous croyiez avoir seul le plaisir, commandant, vous vous trompiez… Le professeur et moi, vous devriez le savoir, nous aimons aussi les beaux voyages…

Très loin vers l’est, un jour gris se levait au-dessus des toits, tel un voile sinistre masquant toutes les menaces de l’univers…

 

L'héritage de l'Ombre Jaune
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